La mémoire est sélective : ainsi, mon amie qui compte 91 printemps et a, comme on dit, toute sa tête, se lamente chaque fois qu’elle ne peut plus retrouver une idée qui lui était venue quelques minutes auparavant et oubliée aussitôt, alors qu’elle a conservé les détails de sa vie longue et variée et en parle avec entrain souvent et regret parfois. Maman, qui avait eu un léger accident cérébral, garda jusqu’au bout son intelligence intuitive et sa culture, mais se plaignait que les mots qu’elle voulait utiliser se dérobassent malencontreusement ; alors, par une périphrase élégante et même démesurée, elle remplaçait le ou les mots manquants ce qui, par un tour de magie improbable, lui donnait l’occasion de les retrouver immédiatement ! C’est cela que j’appelle les tiroirs de la commode de la mémoire.
En effet, à moins que le cerveau ait souffert d’une lésion qui endommage les neurones stockant ce que nous appelons la mémoire, notre capacité à engranger des souvenirs n’est pas seulement immense, elle est extensible. Depuis notre naissance, et avant même, nous emmagasinons toutes les expériences que nous vivons. Au début, le terrain est quasi vierge et l’enfant que nous sommes expérimente toutes les nouveautés qu’il découvre. Puis les expériences se répètent ; mais il n’empêche que même répétées, elles laissent leurs marques dans notre mémoire sans que nous en ayons conscience. Au fil du temps, ces souvenirs du passé proche ou lointain, occupent de petits coffrets plus ou moins bourrés, qui eux-mêmes emplissent des boîtes qui s’entassent dans les tiroirs, trois, quatre, de la fameuse commode. A 91 ans, ils sont pleins à ras bords, et pour trouver ce que l’on cherche, il arrive que cela prenne un peu de temps : la magie n’a rien à faire dans l’histoire.
La mémoire, donc.
Le devoir de mémoire comme on dit de nos jours. Il ne s’agit pas de la mémoire individuelle mais de la mémoire collective, d’un groupe, d’une société, d’une nation … Et là, elle est vraiment sélective !
L’histoire telle qu’elle est conçue par les chercheurs et ceux qui l’enseignent, ne vient pas de la commode à tiroirs, mais des documents et des monuments laissés par le passé plus ou moins ancien de l’humanité. Les documents écrits ou non, comme les traces de pieds ou de doigts laissées par paléolithiques quand ils venaient dans les grottes y peindre leur vision du monde qui les entourait ; les monuments qui ne sont pas tous des pyramides mais sont aussi les déchets abandonnés par les communautés humaines. Ces documents et ces monuments voire ces objets mobiliers laissés par leurs utilisateurs ne sont pas utilisés de la même façon selon les époques des recherches. L’objectif n’est pas le même, raconter les hauts faits d’un roi ou s’attacher à retrouver la vie quotidienne du petit peuple sous la féodalité ; les moyens sont eux aussi différents pour explorer le passé, des analyses au carbone 14 à l’exploration des épaves abandonnées dans les fleuves ou dans les mers, de l’archéologie au dépouillement des archives notariales. Que peuvent bien penser ces chercheurs et ces enseignants sur la mémoire collective et ce qu’en font nos contemporains ?
L’esclavage, qui existe toujours, a été le mode de production généralisé de l’antiquité. Le servage qui a duré jusqu’à l’époque moderne voire contemporaine ne vaut guère mieux. A ces époques récentes, les grandes découvertes des Européens ont créé le nouvel esclavage, celui du Code noir édicté par LOUIS XIV (1685). La condamnation de la traite des Noirs et de l’esclavage comme crime contre l’humanité portée par la loi TAUBIRA (2001) fait partie du différend sur les actes mémoriels qui jalonnent notre histoire récente et opposent les tenants de la mémoire collective à ceux qui récusent les contritions comme hostiles à la dignité nationale. La Shoah, l’assassinat de millions de Juifs par les nazis allemands et les collaborateurs des pays occupées, est minimisée par les révisionnistes et même niée par les négationnistes. Eric ZEMMOUR, le journaleux polémiste qui fait sa campagne présidentielle comme si il était candidat, est entre les deux … Le révisionnisme comme le négationnisme sont condamnés par la loi ; mais qu’importe ! La deuxième vague du colonialisme des XIXème et XXème lié à la révolution industrielle, est aussi la cible des critiques mémorielles pour la condamner ou pour l’exonérer. Cela n’est qu’un aperçu des crispations, car il y en a bien d’autres : l’esclavage dans le monde arabe, le génocide des Tusti au Rwanda (1994), celui presque oublié des Amérindiens, les horreurs du monde d’Extrême-Orient perpétrées jusqu’au XXème siècle, et j’en oublie … sans compter les meurtres terroristes et les actes de guerre commis chaque jour, aujourd’hui même ?
Pour en revenir à notre beau pays, la commémoration du 17 octobre 1961, soirée de crimes contre les travailleurs algériens qui protestaient contre le couvre-feu que leur imposait le préfet de police de Paris (PAPON, vous connaissez ?) a donné lieu aux habituelles controverses car à l’occasion MACRON a parlé des « crimes … inexcusables pour la République ». Il aurait dû dire « au nom de la République, par des hommes soi-disant mandatés par elle pour commettre des actes que la REPUBLIQUE réprouve ! » Cela aurait été plus conforme à la réalité politique. D’autres pensent qu’il s’agissait d’un crime d’État … Au moins, là, la République eut été sauve !
En cette année 2021, le 1er juillet était le soixantième anniversaire de la mort de … CELINE ! Louis-Ferdinand CELINE, né DESTOUCHES, en personne, oui Monsieur !
Antisémite, collabo, honni par les bien-pensants qui répètent ce qu’on leur a appris à répéter. Mais l’un des plus grands écrivains de la langue française, qui a repris la tradition de RABELAIS de triturer, malaxer, recréer l’écriture en en faisant un feu d’artifice jamais vu !
Trop occupé à écrire son œuvre et à soigner les malades sans le sou qui faisaient appel à lui, il a laissé à la France pseudo-républicaine (la Vème du nom) une somme d’ouvrages dont certains sont interdits d’édition : Bagatelles pour un massacre, Mort à crédit, Voyage au bout de la nuit, Nord, D’un château, l’autre, Rigodon … Il a été condamné pour son rôle de soutien au nazisme et a fait de la prison au Danemark pour la même raison. Est-ce pour cela que le soixantième anniversaire de sa mort n’a pas été célébré officiellement ? Est-ce pour cela que son génie n’est pas avoué publiquement ? Est-ce pour cela que les Français sont condamnés à être ignorants et incultes en étant privés de la reconnaissance évidente d’une œuvre hors paire ? La mémoire est sélective, disions-nous. Pour ce qui est de la mémoire collective, elle l’est par excellence parce qu’elle est bornée, partisane et stupide.
Arsa